La Révolution française: un pas en avant pour l’égalité entre hommes et femmes?
« Whatever she may do, one feels that in public she [la femme] is not in her place. »
(Rousseau cité par Landes, 1988 : 85)
La Révolution française est encore aujourd’hui célébrée pour être l’événement ayant affirmé « la liberté, l’égalité et la fraternité au nom de l’universalité » (Marques-Pereira, 2013 : 16) suite à des siècles où les privilèges aristocratiques avaient scellé l’inégalité parmi les individus en France.
Cependant, le caractère universel et égalitaire de la Révolution française n’était pas reconnu en tant que tel de manière unanime et fut à cet égard remis en question par des penseurs et acteurs politiques de l’époque – une minorité bien sûr, mais pas pour cette raison insignifiante – parmi lesquels figurent Nicolas de Condorcet (1790) et Olympe de Gouges (1791). En effet, l’avent de la loi bourgeoise à visée universaliste semble avoir amené une forme de discrimination qui auparavant était inconnue, à savoir le déni constitutionnel des droits des femmes (Landes, 1988 : 1). Comme le souligne Condorcet, « tous n’ont-ils violé le principe d’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? ». Une interrogation surgit ainsi spontanément : la Révolution française – et la période révolutionnaire plus généralement – a-t-elle joué un rôle dans l’exclusion des femmes de l’espace public ?
Par espace public peut être entendu le lieu au sein duquel s’organise et a lieu le débat politique, ainsi que la discussion concernant la gestion de la société.
L’enjeu de cette discussion sera de répondre, dans les limites du possible, à une telle question. La première partie sera dédiée à la description de la formation de l’espace public bourgeois, qui est préalable à la Révolution française – sur laquelle il exercera une influence non négligeable – et qui s’opère en opposition à la société de l’Ancien Régime. Il sera notamment question de s’intéresser à l’image de la femme que cette nouvelle sphère intégrait et véhiculait. Deuxièmement, il s’agira d’étudier la division formelle entre les espaces public et privé, qui se concrétise pendant la période révolutionnaire. Enfin, la dernière partie représentera une sorte d’antithèse où seront explorés des arguments relativisant des propos avancés dans les deux parties précédentes.
I. L’espace public bourgeois et sa perception des femmes endossant des rôles publics
Au cours du dix-huitième siècle, c’est-à-dire pendant la période des Lumières, prit forme ce qu’Habermas dans son oeuvre L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise – titre original : Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft (1962) – appela la sphère publique bourgeoise, dont l’origine est associée à la montée en importance de l’opinion publique, qui commença à fonctionner comme arme critique contre le régime absolutiste (Landes, 1988 : 40-41). Cette sphère se caractérisait par la revendication d’un discours trouvant ses fondements dans le principe universaliste (ibid. : 44), ainsi que dans celui de la raison. Landes suggère que les bourgeois publiquement actifs étaient fortement attirés par la masculinité classique et, inversement, éprouvaient une aversion envers la « préciosité » féminine (ibid. : 46). Se bâti ainsi au sein du discours bourgeois une série d’oppositions binaires : universel-particulier, naturel-artificiel, transparent-masqué, masculin-féminin (ibid. : 49). Dans ces oppositions binaires, le premier terme détenait une connotation positive, tandis que le deuxième était perçu négativement.
Il est nécessaire de rappeler que la construction de cet espace public bourgeois se fit en opposition à la société de l’Ancien Régime, qui présentait des caractéristiques en partie différentes. Effectivement, il faut remarquer que la sphère publique était bien moins distinguée de la sphère privée : exemple par excellence, la cour était en même temps lieu de résidence du monarque et représentation symbolique de l’Etat. Au sein de cette société, les femmes étaient généralement reléguées aux marges de la société et considérées comme inférieures (Rosa, 1988 : 14). Ceci dit, les femmes disposaient néanmoins de certains pouvoirs, notamment à la cour et dans les salons (Landes, 1988 : 20).
Ce sont notamment ces pouvoirs, ces rôles publics endossés par des femmes, que Rousseau, entre autres, dénonça vigoureusement dans ses œuvres. A travers une critique du théâtre – où régnaient le spectaculaire et l’apparence – le penseur genevois attaqua plus largement, de manière implicite, la monarchie absolue, assimilée au despotisme, où la publicité et le pouvoir des femmes entraîneraient leur décadence morale ainsi que l’affaiblissement du mâle (Maza, 1997 : 157). En d’autres termes, selon Rousseau la structure absolutiste était corrompue puisque, à cause d’un système « d’autorité personnelle et informelle », elle émasculait les hommes en faisant d’eux des dominés et levait les femmes à des rôles de pouvoir (ibid. : 158). Inversement, une femme vertueuse et républicaine était imaginée par Rousseau comme étant complètement exclue de quelconque dimension publique (Landes, 1988 : 69). Ces propos, exprimés vers la fin des années 1750, trouvèrent un écho une quarantaine d’années plus tard, quand des protestations contre la monarchie publique revendiquèrent – entre autre – l’exclusion des femmes de la sphère publique (Maza, 1997 : 160). Emblématique à cet égard fut l’affaire du collier de la reine, peinte de manière théâtrale et mettant en lumière les dangers de la femme publique (ibid. : 191), puisque des femmes avaient été les protagonistes du scandale (ibid. : 169). Le cas renchérit la perception déjà négative de la reine Marie-Antoinette qui devint davantage perçue comme figure intrigante et futile et par conséquent davantage détestée, ce qui « sera fatale à l’image de la couronne, fatale à sa personne bien sûr, mais peut-être aussi fatale, au-delà d’elle, à toutes les femmes » (Rosa, 1988 : 60).
Les conséquences de l’affaire du collier, mais plus généralement de cette perception de la femme publique, peuvent être observées en étudiant la période révolutionnaire.
II. La Révolution française et les sphères publique et privée
Lors de la convocation des Etats Généraux de 1789, les femmes privilégiées détenaient un droit de vote (Fauré, 2003 : 164). De surcroît, elles (les femmes en général) avaient été particulièrement actives lors des émeutes ayant déclenché et alimenté la Révolution – emblématique fut la marche de Paris à Versailles effectuée le 5 et 6 octobre 1789 par les marchandes et les gardes nationales , qui ramena la famille royale à la capitale (Landes, 1988 : 93). Toutefois, elles ne furent jamais admises au statut de citoyen actif ayant droit de vote, sujet qui ne fut d’ailleurs que rarement abordé au sein des débats de l’Assemblée constituante (Fauré, 2003 : 170). D’ici à 1793, elles furent même bannies de toute forme de participation, qu’elle soit active ou passive, dans la sphère publique (Landes, 1988 : 147).
Afin d’être en mesure d’expliquer cette exclusion, il semblerait pertinent de mobiliser l’opposition déjà mentionnée entre universalisme et particularisme, c’est-à-dire entre loi générale et privilège, mais aussi entre loi générale et particulier (Varikas, 2000 : 254). Dans un système se prétendant universel, où les principes le régissant sont censés s’appliquer sans distinctions et privilèges, « la grammaire de la citoyenneté réside dans l’égalité et la liberté des individus détachés de leurs déterminations concrètes et des spécificités qui les caractérisent dans l’espace privé » (Marques-Pereira, 2013 : 91). La sphère publique requiert ainsi du citoyen l’indépendance, la responsabilité et la raison (Lamoureux, 2000 : 187).
Il est par conséquent possible de comprendre l’importance fondamentale que la séparation entre espace public et privé joua, qui sembla ainsi se concrétiser à l’avent de la Révolution et à l’imposition de principes à caractère universel. Une séparation qui était de ce fait défavorable aux femmes, puisqu’elles étaient représentées au sein de la société, à travers un discours se nourrissant des raisonnements expliquant la différence entre hommes et femmes comme relevant de la nature, comme appartenant au privé, au particulier, au familier (Marques-Pereira, 2013 : 91), expliquant ainsi leur exclusion de l’espace public. Nonobstant une telle exclusion, le rôle de « républicaine vertueuse » existait ; en effet, leur devoir civique, dans une conception rousseauiste, était celui d’élever des enfants éprouvant et exprimant un amour sincère et patriotique pour la République : la « maternité républicaine » (Landes, 1988 : 129). Cependant, ce dernier les reléguait complètement dans la sphère privée (ibid. : 148).
III. Une exclusion à relativiser ?
Malgré une volonté diffusée d’exclure les femmes de tout rôle public, et les mesures prises à cet égard, il est utile de se demander si la marginalisation était effective et totale.
Le premier élément attirant notre attention est le fait que les femmes ne furent pas les seules à ne pas se voir reconnue la citoyenneté à part entière. En effet, la Constitution de septembre 1791 définissait la citoyenneté active en se basant sur la richesse – on parle à cet égard de cens économique – ce qui n’exclut pas que les femmes, mais aussi la plupart des hommes (Landes, 1988 : 122). Le statu quo changea cependant en 1792 lors de l’établissement de la Première République qui instaura le suffrage universel masculin (ibid., 139).
Selon Lapied, c’est notamment pendant des périodes de crise que les femmes ont le plus de facilité à sortir de la sphère privée, à endosser un rôle public et à être audibles (2006 : 1). Ainsi, il est aussi nécessaire d’explorer la possible existence de moyens alternatifs d’expression publique outre au vote. Jusqu’à l’interdiction de leur participation à toute activité publique en 1793, nombreuses femmes s’engagèrent dans le milieu associatif – par exemple au sein de l’association marseillaise Dames citoyennes (ibid. : 2-3) – et dans la rédaction de pamphlets (Landes, 1988 : surtout 117-129), ainsi que dans les manifestations, émeutes, et les sociétés populaires (Lapied, 2006 : 2).
De surcroît, Lapied décrit le fait que les femmes détenaient depuis longtemps le pouvoir, un des rares dans leurs mains, de la parole (2007 : 252). Il n’est alors pas anodin que l’auteure se soit focalisée sur les témoignages, à travers lesquels « les femmes s’intègrent, en effet, aux débats autour de la construction d’un monde nouveau et aux oppositions qui en découlent » (ibid. : 247). Une participation par le biais de la surveillance morale et de la dénonciation de la communauté, tâche traditionnellement féminine, est aussi relevée (Lapied, 2000 : 318) ; un tel devoir est aussi à l’origine des témoignages. En outre, Fauré observe que les femmes participèrent – très sporadiquement – à la rédaction de certains cahiers de doléances pour préparer la séance des états généraux (2003 : 165). Toutefois, ces formes de participation, bien que permettant aux femmes de se faire entendre au sein de la sphère publique, semblent représenter une extension du domaine privé sur le domaine public ; par exemple, les témoignages féminins relevaient plus souvent que ceux des hommes de sujets tels que le jugement moral, la défense de la famille, la sensibilité à l’injustice et la force des convictions religieuses (Lapied, 2007 : 254).
Conclusion
Force est de constater que les femmes étaient cantonnées au domestique bien avant la Révolution française, qui cependant, à mon égard, contient un élément paradoxal, à savoir le fait d’avoir instauré l’égalité entre hommes et en même temps avoir relégué les femmes – pensées comme appartenant au foyer et à la famille et pas en tant qu’individus à part entière – au rôle de citoyenne passive. Ceci s’est opéré au nom de l’universalisme sur lequel la République devait se bâtir. Cette nouvelle conception de l’espace public et de l’organisation sociétale plus généralement a eu des conséquences qu’on peut définir sur le long terme, parce que ce processus a tendance à homogénéiser la société, en rejetant ainsi la pluralité, qui est considérée du particularisme : « l’intérêt général est tellement associé à une vision homogène et uniforme du « corps » politique que toute expression des particularités est aussitôt soupçonnée d’un particularisme menaçant le principe de l’universalité des droits qui fonde la sacro-sainte République » (Varikas, 2000 : 256). En raison de ces observations, il serait alors possible d’avancer une réponse affirmative à la question initiale, à savoir que la Révolution française semble effectivement avoir joué un rôle dans l’exclusion des femmes de l’espace public. Néanmoins, il faut prendre en considération que la période révolutionnaire a aussi permis le développement de nouveaux moyens de participer à vie publique/politique, dont les femmes firent usage, même si la plupart d’entre elles le firent en restant fortement liées à leur rôle traditionnellement domestique et privé.
Grâce à l’étude de cette période, considérée comme importante pour la structure des sociétés actuelles, il serait possible d’analyser sous l’angle de l’opposition entre universalisme et particularisme les réticences des certains Etats à reconnaître des droits à des minorités – tels que la loi sur la parité – dont malheureusement les femmes font trop souvent partie.
Bibliographie
– De Condorcet Nicolas (1790), « Sur l’admission des femmes au droit de cité », exporté de Wikisource le 02 décembre 2016.
– De Gouges Olympe (1791), « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », exporté de Wikisource le 22 novembre 2016.
– Fauré Christine (2003), « L’exclusion des femmes du droit de vote pendant la révolution française et ses conséquences durables », in Évelyne Morin-Rotureau, Combats de femmes 1789-1799, Paris : Autrement « Mémoires/Histoire », p. 163-177.
– Habermas Jürgen (1962), Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Frankfurt a. M.: Suhrkamp.
– Lamoureux Diane (2000), « Public/privé », in Hirata Helena et al., Dictionnaire critique du féminisme, Paris : Presses Universitaires de France, p. 185-190.
– Landes Joan B. (1988), Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca N. Y., London : Cornell University Press.
– Lapied Martine (2000), « Les femmes entre espace privé et espace public pendant la Révolution française », in : Bleton-Rouget Annie, Pacaut Marcel et Rubellin Michel (dir.), Regards croisés sur l’œuvre de Georges Duby : Femmes et féodalité, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, p. 313-322.
– Lapied Martine (2006), « Parole publique des femmes et conflictualité pendant la Révolution, dans le Sud-Est de la France », Annales historiques de la Révolution française [En ligne] URL : http://ahrf.revues.org/5973 ; DOI : 10.4000/ahrf.5973.
– Lapied Martine (2007), « Le témoignage sous la révolution française, une possibilité d’expression politique pour les femmes ? », Dix-huitième siècle, 1 (no. 39), p. 245-254.
– Laufer Jacqueline (2005), « 9. Domination », in Margaret Maruani, Femmes, genre et sociétés, Paris : La Découverte « TAP/Hors Série », p. 67-75.
– Marques-Pereira Bérengère (2000), « Citoyenneté », in Hirata Helena et al., Dictionnaire critique du féminisme, Paris : Presses Universitaires de France, p. 16-21.
– Marques-Pereira Bérengère (2013), « Citoyenneté », in Catherine Achin et al., Dictionnaire. Genre et science politique, Paris : Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), « Références », p. 90-103.
– Maza Sarah (1997), « L’affaire du Collier de la reine », in Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris : Fayard, p. 155-195.
– Rosa Annette (1988), Citoyennes : les femmes et la Révolution française, Paris : Messidor.
– Varikas Eleni (2000), « Universalisme et particularisme », in Hirata Helena et al., Dictionnaire critique du féminisme, Paris : Presses Universitaires de France, p. 254-258.